CHAPITRE XXVII
LE TÉMOIN OCULAIRE

Incapable de se contenir, Poirot s’esclaffa. Il rejeta sa tête en arrière et son gros rire gaulois emplit le salon.

« Pardon, madame, dit-il en s’essuyant les yeux, c’est plus fort que moi. Nous voilà tous sur les dents, en train de discuter, d’argumenter et d’interroger. Nous faisons appel à la psychologie alors qu’il y avait un témoin oculaire du crime. Racontez-moi cela, je vous prie.

— C’était vers la fin de la soirée. Anne Meredith faisait le « mort » au bridge. Elle se leva, regarda les cartes de son partenaire et se promena dans la pièce. La partie n’offrait aucun intérêt et j’en connaissais d’avance le résultat ; je ne vis donc point la nécessité de concentrer mon attention sur le jeu. Je tournai mon regard vers la cheminée : Anne Meredith était penchée sur M. Shaitana. Soudain, elle se redressa. Sa main venait de toucher la poitrine de l’homme, ce qui me surprit. J’aperçus alors sur son visage une expression de trouble et d’effroi. Naturellement, sur le moment j’ignorais ce qui s’était passé, je me demandais simplement ce que la jeune fille pouvait avoir fait. Plus tard… je compris.

— Mais elle ignorait que vous saviez tout. Elle ne se doutait pas que vous l’aviez vue.

— Pauvre enfant, dit Mme Lorrimer. Si jeune… avec toute la vie devant elle ! Mon silence ne peut vous surprendre, monsieur Poirot.

— Non, non, pas du tout.

— Surtout maintenant que vous savez que moi-même… (Elle fut secouée d’un frisson.) Ce n’était pas à moi de l’accabler. À la police de faire son métier.

— Je vous l’accorde. Mais aujourd’hui vous avez outrepassé vos intentions.

— Je n’ai jamais été une femme tendre et sensible, mais ces vertus vous viennent avec l’âge. Croyez-moi, monsieur Poirot, je ne me laisse pas facilement apitoyer.

— La pitié est rarement un guide sûr. Mlle Anne est jeune, fragile, elle a l’air timide et craintive. Oh ! certes, elle est capable d’inspirer de la compassion. Mais je ne partage pas votre façon de voir. Vous dirai-je, madame, pourquoi Miss Anne Meredith a supprimé M. Shaitana ? Parce qu’il savait qu’elle avait déjà tué une vieille dame chez qui elle était gouvernante… parce que cette personne l’avait surprise en flagrant délit de larcin. »

Mme Lorrimer parut étonnée.

« Est-ce possible, monsieur Poirot ?

— Il n’y a aucun doute là-dessus. Avec ses airs doucereux, la petite Anne Meredith est très dangereuse. Dès que sa sécurité et son bien-être sont menacés, elle ne connaît aucun scrupule… elle frapperait avec traîtrise. Mlle Anne ne s’arrêtera pas à ces deux crimes. Si elle s’en tire indemne, sa confiance en sera doublement accrue…

— Ce que vous dites là est horrible, monsieur Poirot, horrible. »

Le petit détective se leva.

« Madame, permettez-moi de prendre congé. Réfléchissez bien à ce que je viens de vous dire. »

Légèrement ébranlée dans ses convictions, Mme Lorrimer s’efforça de reprendre son ton habituel.

« Si bon me semble, monsieur Poirot, je nierai tout cet entretien. Vous n’avez aucun témoin, souvenez-vous-en. Ce que je vous ai révélé touchant cette fatale soirée, c’est simplement entre nous. »

Poirot répondit gravement :

« Rien, madame, ne sera fait sans votre consentement. Dormez en paix. J’ai mes méthodes personnelles. Maintenant, je sais à quoi m’en tenir. »

Il lui prit la main et la porta à ses lèvres.

« Madame, laissez-moi vous dire toute mon admiration. Il n’existe pas une femme comme vous sur mille. Quatre-vingt-dix-neuf pour cent, dans votre cas, eussent été incapables de résister à…

— À quoi ?

— À me dire pour quel motif vous avez tué votre mari… et comme vous avez eu raison de vous abstenir ! »

Mme Lorrimer se cabra.

« Monsieur Poirot, ce motif ne regarde que moi.

— Magnifique ! » s’écria Poirot, lui baisant de nouveau la main, et il quitta la pièce.

Dehors, le froid piquait. Poirot chercha des yeux un taxi. N’en apercevant pas à l’horizon, il se décida à marcher dans la direction de King’s Road. Il réfléchissait et, de temps à autre, hochait la tête. Une fois, il la secoua négativement.

Il se détourna et aperçut quelqu’un qui montait le perron de la maison de Mme Lorrimer. La silhouette ressemblait à celle d’Anne Meredith. Il se demanda s’il allait, oui ou non, rebrousser chemin ; en fin de compte, il poursuivit sa route.

Arrivé chez lui, il apprit que Battle était parti sans lui laisser aucun message.

Il alla au téléphone et appela le chef de police.

« Allô ! répondit la voix de Battle. Vous avez du nouveau ?

— Je crois bien. Mon ami, il faut arrêter Anne Meredith et sans tarder.

— Bon. J’y vais… mais pourquoi cette hâte ?

— Parce que, mon ami, cette demoiselle peut devenir dangereuse. »

Après une pause, Battle reprit :

« Je vois ce que vous voulez dire. Mais il n’y a personne. En tout cas, inutile de précipiter les décisions. Je lui ai déjà envoyé une lettre officielle lui annonçant ma visite pour demain. Ce serait peut-être une excellente chose de la confondre.

— Voulez-vous que je vous accompagne ?

— Très honoré de votre société, monsieur Poirot. »

Poirot reposa le récepteur.

Il avait le visage pensif et l’esprit préoccupé. Il demeura longtemps assis devant son feu, le front plissé. Enfin, bannissant ses craintes et ses doutes, il alla se coucher.

« Nous verrons cela demain », murmura-t-il.

Il était loin de se douter de ce que lui réservait le jour suivant.

Cartes sur table
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